Bauer nommé au Cnam par décret sarkozyste
Bauer nommé au Cnam par décret sarkozyste
Il y a au moins un reproche que l’on ne saurait émettre à l’endroit de
à notre Président : l’ingratitude. C’est ce que doit penser Alain Bauer
aujourd’hui. Sur proposition du ministère de l'Enseignement supérieur,
le Conseil de perfectionnement du Cnam (Conservatoire des Arts et
métiers) vient d'approuver, à une courte majorité (14 voix contre 12),
la création d’une chaire de criminologie sous sa responsabilité. Une
belle sinécure permettant de percevoir pour moins d’une centaine
d’heure par an, un salaire de professeur d’université, le tout pour un
poste à vie. En ces temps de crise, ce n'est pas forcément à négliger,
même pour un cumulard. :
Pourtant,
on ne peut pas dire, à découvrir la somme des activités de l’impétrant,
qu’il avait vraiment besoin de ce nouveau poste. Alain Bauer est
d’abord le patron d'une société de conseil en matière de sécurité et de
gestion de crise, un business en progression notoire. Un job qui
devrait le prendre à plein temps lorsque l’on constate la liste
impressionnante de ses clients sur le site de cette société, AB associate
Mais ce n’est pas tout : en matière
d’enseignement, Alain Bauer n’est pas un novice puisqu’il dispense des
cours dans plusieurs universités et instituts de formation (Paris 1,
dont il a été vice-président, Paris II, Paris V, Ecole de la
gendarmerie, Ecole nationale de la magistrature, sans parler de
certaines universités étrangères, américaine ou chinoise). Enfin, Alain
Bauer a réalisé récemment une mission pour le rapprochement des
instituts de formation sur la sécurité.
La chaire est faible
Sa
nomination n’est pas allée de soi au sein de l’institution. Il existe
deux voies pour accéder au poste de professeur titulaire de chaire au
Cnam. La première est calquée sur le recrutement des professeurs
d’université : une commission de spécialistes valide ou nom la
candidature en évaluant l’apport scientifique du candidat. La seconde
est beaucoup plus politique : le ministère de l'université dispose d’un
« droit de tirage » pour créer une chaire « sur mesure » pour le profit
d'un bénéficiaire désigné par l’administration. C’est ainsi que, voici
quelques années, Bernard Kouchner est devenu professeur aux Arts et
métiers. Mais si le ministère est fondé à imposer une chaire et son
titulaire, la procédure impose tout de même un examen consultatif de la
nomination par le Conseil de perfectionnement, puis le Conseil
d’Administration de l’établissement.
Mardi 13
janvier, on a donc discuté, deux heures durant, du « cas Bauer » au
Conseil de perfectionnement qui réunit une trentaine de membres. Le
moins qu’on puisse dire est que la décision du ministre Valérie
Pécresse – qui s’est elle-même fait imposer la nomination par
l’Élysée – n’a guère séduit les scientifiques de la maison. D’abord
parce que le Cnam n’a pas forcément vocation à intervenir sur les
questions de sécurité. D'autant que, précisent les contestataires,
qu’il ne s’agit pas, avec le projet de Bauer de former des
professionnels de la sécurité mais de plutôt de dispenser « un vernis
sécuritaire » à des cadres qui n’en ont pas forcément besoin. Ensuite,
plusieurs enseignants-chercheurs ont émis des doutes sur la compétence
scientifique de Bauer et sur ses conceptions de la sécurité.
Copinage ou franc-maçonnerie ?
Plus
que tout, beaucoup de membres du Cnam n’ont guère apprécié la méthode
qui consiste à avoir publié, contre tous les usages, le décret de
nomination avant même son examen par les deux instances du
Conservatoire. Sans parler de la « méchanceté » de son côté « peu
sympathique » évoqué en séance par certains membres du Conseil qui lui
étaient pourtant favorables. Parmi ces derniers, Michel Godet considère
pour sa part que si la procédure de désignation par décision
ministérielle, une sorte de « tour extérieur », est contestable, « la sécurité publique est un vrai problème » et qu’il n’est pas anormal que la république récompense ses membres les plus méritants.
Plusieurs
autres professeurs sont en revanche révulsés par une nomination qu’ils
considèrent comme du « copinage », et voient volontiers la main du
Grand Orient, dont Alain Bauer fut le Grand Maître (contesté) entre
2000 et 2003, derrière sa dernière gratification. Une pétition très
motivée sur un plan scientifique, a d'ailleurs circulé en amont de la
réunion du Cnam pour protester contre la création de la Chaire (voir
encadré ci-dessous). Alain Bauer n'en a cure : contrairement à ses
collègues profs de fac, il peut très bien se passer de leurs
compliments pour disposer de son poste. Il lui suffit de plaire aux
puissants en général, et au Président en particulier. Il serait sans
doute exagéré de parler de république bananière en France. Mais celle
des copains du président est bien en route dans de nombreux secteurs
d'activité.
Pourquoi
nous ne voulons pas de la « nouvelle criminologie » et des projets de
contrôle de la recherche sur la « sécurité intérieure » dans lesquels
elle s’inscrit
Alain Bauer, propriétaire de
la société privée de conseil en sécurité AB Associates – mais se
présentant comme « criminologue » – s’est fait charger en 2007 d’une
mission sur la formation et la recherche en matière stratégique, après
avoir été nommé en 2003 président d’une instance liée au ministère de
l’Intérieur, le conseil d’orientation de l’Observatoire national de la
délinquance. Après la remise du rapport de mission le 20 mars 2008 ,
il s’est fait confier une « mission de préfiguration » dans laquelle il
a délégué le volet « développement de la criminologie à l’Université »
à Pierre Tournier, directeur de recherches au CNRS, et Xavier Raufer,
un journaliste qui a obtenu récemment un doctorat de géographie et se
présente comme « directeur des études et de la recherche du département
de recherche sur les menaces criminelles contemporaines de l’Université
Paris II » . Ces personnalités ont par ailleurs exprimé les
conceptions (diverses) qu’elles se faisaient de la « nouvelle
criminologie » qu’ils appellent de leurs vœux . Leurs projets
partagent néanmoins plusieurs orientations fondamentales plus globales,
visant la réorganisation de la recherche sur la « sécurité intérieure
», qui nous semblent des plus dangereuses pour l’avenir de la recherche
publique.
Une volonté de regrouper et contrôler
Le
rapport Bauer préconisait la fusion de l’Institut national des hautes
études de sécurité (INHES) avec l’Institut d’études et de recherches
pour la sécurité des entreprises (IERSE) et celle de l’Institut des
hautes études de défense nationale (IHEDN) avec le Centre des hautes
études de l’armement (CHEAr), le tout sous l’égide d’un Conseil
supérieur de la formation et de la recherche stratégique rattaché
fonctionnellement au Premier Ministre mais dont les orientations seront
fixées par le chef de l’Etat. Mais ce rapport dépasse le sort de ces
structures administratives. Par le biais du « terrorisme », de la «
criminalité organisée » et de la « sécurité globale » (mentionnée 43
fois dans le rapport !), il prétend s’ingérer également dans
l’organisation de l’enseignement et de la recherche en matière de
délinquance et de justice pénale. De même, il ressort d’un projet
diffusé en juillet 2008 par M. Tournier qu’il s’agit de centraliser les
données, les financements incitatifs de recherche, la formation
universitaire et la réalisation de la recherche. Dans ce cadre, M.
Tournier organise en février 2009 un colloque sur le développement de
la criminologie à l’Université.
Une conception biaisée de la connaissance scientifique
Pareil
projet pose d’abord un problème de conception. Ce que l’on y nomme «
criminologie » consiste à réduire l’étude de la délinquance et du
domaine pénal aux dangers du monde et aux nouvelles menaces. M.
Tournier avait pourtant rédigé dans le rapport (p. 48) de la mission
Bauer un avis minoritaire qui dénonçait des "approches où tout est dans
tout et réciproquement. Une telle approche n’est pas nécessairement
neutre, idéologiquement. Elle peut être révélatrice d’une pensée
‘catastrophiste’, voire ‘apocalyptique’… qui consiste à dramatiser
l’insécurité, à en faire la question sociale centrale, à utiliser à
tout propos des métaphores guerrières, pour en arriver à militariser
l’ensemble des questions de sécurité". Il est navrant de le voir, au
moment de la mise en œuvre, s’associer aux défenseurs de cette
conception.
Par ailleurs, dans cette conception de la
recherche, les scientifiques sont réduits à de simples techniciens qui
n’ont de scientifiques que leurs méthodes et qui deviennent, pour le
reste, de simples exécutants chargés d’étudier les « menaces » qu’on
leur désignera.
Un bilan tendancieux de l'existant
Ce
rapport est insultant pour la communauté scientifique : il qualifie la
recherche française de "trop politisée, entraînant un dépérissement de
la pensée". Il est vrai que ce jugement vient d’une commission dénuée
elle-même, par sa composition, de toute légitimité scientifique et de
toute compétence. Il est vrai également qu’elle juge à l’aune de ce
qu’elle appelle « criminologie ». Il est vrai encore que sa prose ne
passerait probablement jamais le test de validation de n’importe quelle
revue scientifique de niveau international à comité de lecture. Il est
vrai enfin que l’on ne voit pas quel crédit accorder à des « experts »
à la fois juges et parties qui déploient un plaidoyer pro domo au
service de leurs intérêts particuliers. Il est en tous cas frappant de
lire pareil jugement au moment où, dans le domaine pénal, les plus
grands projets scientifiques européens, tout comme les réseaux
scientifiques européens, sont à pilotage français.
La confusion entre recherche et expertise
Ce
projet entretient d'autre part une confusion préjudiciable entre les
fonctions de recherche et d’expertise. Que l’administration française
tente d’améliorer sa capacité à tenir compte de la production de
savoirs scientifiques serait en effet bien utile. Mais la fonction
d’expertise auprès de l’administration, elle-même, ne prospèrera
vraisemblablement pas avec une méga institution qui devrait tout faire,
le contrôle des données, celui des financements incitatifs,
l’orientation de l’enseignement et de la recherche, la réalisation
d’expertises, de bilans et d’évaluations… le tout sous le regard
sourcilleux d’une tutelle administrative et politique très proche. Elle
n’a au contraire de chances de réussir que si elle laisse la production
de données quantitatives aux statisticiens publics, le financement de
la recherche aux agences et établissements qui en sont chargées ou aux
différents ministères selon leurs besoins, l’organisation de
l’enseignement et de la recherche aux scientifiques. Ainsi allégée de
tâches indues, elle pourrait adopter un modèle léger d’un aréopage de
savants, comme le Conseil d’analyse économique, qui acceptent pour un
temps limité de conseiller l’administration en mobilisant des savoirs
et des données pour diagnostiquer et évaluer.
Vers la pensée unique
Comme
le montrent les expériences étrangères, confier à une administration
unique le soin d’organiser toute la recherche dans un domaine est un
modèle obsolète. La tendance est au contraire à la constitution de
réseaux servant de viviers à la constitution de consortiums européens
et/ou internationaux non permanents. Les pays où la recherche sur le
crime et les questions pénales est la plus dynamique sont précisément
ceux où l'on trouve le plus grand nombre d'universités et d'équipes
investies dans ce domaine, et où les sources de financement publiques
et privées sont les plus diversifiées, comme au Royaume-Uni ou aux
États-Unis. Les structures gouvernementales qui existent dans ces pays
peuvent chercher à orienter la recherche (notamment via les appels
d’offres), mais elles ne visent pas à la contrôler pour lui imposer les
orientations politico-idéologico-administratives du gouvernement en
place. Si des ministères peuvent soutenir fortement la recherche dans
leur domaine de compétence par des partenariats avec des EPST ou des
universités, et l’orienter par le biais de Groupements d’Intérêt Public
(GIP) comme par exemple la Mission de recherche droit et justice ou la
MiRe, il demeure que c'est au sein des établissements scientifiques que
doit s’effectuer principalement la production de connaissance, dans des
conditions d’indépendance et de pluralisme que seules ces structures
peuvent offrir à la recherche.
Encore faut-il que ces
structures scientifiques aient librement accès aux financements
incitatifs de recherche et aux données primaires sans devoir dépendre
de la bienveillance d’un organisme incompétent et engoncé dans une
conception obsessionnelle de ce que la « science criminologique » doit
produire. Prétendre centraliser les financements de la recherche tout
en s'assurant le monopole de la conservation et de l'interprétation des
données du domaine pénal c'est inévitablement déboucher sur une pensée
unique étroitement assujettie à des préoccupations politiques et
opérationnelles.
Développer la « criminologie » à l'université ?
Quant à l’idée de développer dans les Universités une nouvelle discipline qui s’appellerait « criminologie », qu’en penser ?
La
criminologie s’est développée comme discipline universitaire dans un
certain nombre de pays mais selon des modalités très différentes. Aux
Etats-Unis, il s’agit de départements de sciences sociales. Comme le
disait un célèbre sociologue du crime, la sociologie est ma discipline
et la criminologie mon champ d’étude. En Europe, au contraire, il
s’agit généralement de sections de facultés de droit. Encore faut-il
distinguer les pays de Common Law où les écoles de droit ont une
conception du droit assez faiblement normative pour accueillir des
secteurs de recherche empirique et les pays romano-germaniques où la
tradition de droit légiféré durcit la conception normative du droit et
rend toujours difficile la coexistence avec des recherches empiriques.
Il faudrait encore distinguer les pays (comme l’Allemagne, l’Italie ou
l’Espagne) où le pénal constitue un secteur important et autonome du
droit public de ceux comme la France où il est réduit à une portion
congrue du droit privé. En France, le développement de l’enseignement
universitaire de la criminologie s’est borné pour l’essentiel à des
instituts de criminologie des facultés de droit, dispensant le plus
souvent un enseignement marginal par rapport aux diplômes réguliers.
Si
l’enseignement universitaire reste peu développé, la recherche sur la
délinquance s’est en revanche développée assez fortement, permettant
l'émergence d'un pôle d'importance européenne. Pourquoi ce décalage
entre le développement de la recherche et la stagnation de
l’enseignement ?
* La première et principale raison
tient à l’incertitude qui pèse sur les débouchés. L’accès à la plupart
des professions pénales est verrouillé par l’existence d’écoles
professionnelles dont rien n’indique la prochaine disparition. Peut-on
imaginer un enseignement universitaire de criminologie antérieur au
passage par ces écoles ? Il faut distinguer selon les cas. Pour les
deux grandes professions du champ – la magistrature et le barreau – ce
serait probablement difficile car le pénal y constitue un secteur
relativement secondaire (l’impact médiatique est trompeur). Pour les
personnels d’exécution de la police ou de l’exécution des peines, il
n’y a pas de formation universitaire. Pour le personnel d’encadrement
de ces secteurs, on pourrait certes envisager un cursus universitaire
spécialisé mais il risquerait de faire alors double emploi avec les
écoles professionnelles.
* A supposer que le problème
des débouchés ait trouvé une solution favorable, resterait encore à
savoir où loger la nouvelle discipline universitaire. Les embryons
d’enseignement se trouvent généralement dans les facultés de droit, du
moins si l’on se borne à l’appellation « criminologie » ou « sciences
criminelles ». Mais il s’agit rarement de producteurs actifs de savoirs
nouveaux. La production de savoirs – surtout de niveau international –
est pour l’essentiel concentrée en sciences sociales, principalement en
sociologie, science politique et histoire. Comment résoudre la
difficulté, alors qu’un enseignement coupé des centres vivants de
recherche reconnus internationalement aurait toutes chances de végéter
et d’avoir du mal à obtenir une reconnaissance européenne et
internationale ?
* Troisième problème : une discipline
scientifique ne se définit pas par son objet d’étude, surtout quand cet
objet est finalement assez étroit. Si une telle conception présente
l’avantage de mettre en lumière la spécificité de l’objet, elle
présente en revanche l’inconvénient d’incliner à des explications de
l’objet par lui-même qui tournent en rond. Elles contribuent alors
moins au progrès des savoirs qu’à la légitimation scientifique de
croyances de sens commun. L’histoire médiocre de la criminologie qui
fait sa réputation scientifique douteuse tient peut-être pour
l’essentiel à cette myopie constitutive.
S’il s’agissait
encore de fonctionner à l’intérieur d’un seul paradigme… mais la
difficulté est encore aggravée si l’on prétend réunir dans un seul
ensemble des paradigmes aussi différents et peu compatibles que
l’empirique des sciences sociales, le normatif du droit et la clinique
de la psychopathologie. Ne risque-t-on pas de produire un champ clos de
rivalités pour la prééminence ou de fragmentations où chacun vaque à
ses occupations sans s’occuper de ses voisins. Bien des départements de
criminologie fonctionnent en réalité selon un de ces modèles. Est-il
possible de développer un enseignement criminologique qui échappe à
cette difficulté constitutive ? Qu’il existe dans plusieurs pays un
enseignement de criminologie ne suffit pas à prouver l’excellence de
cette solution, surtout quand l’homonymie cache en fait des situations
très différentes les unes des autres.
* Quatrième
difficulté : est-il actuellement opportun d’envisager – comme le font
les promoteurs de ce projet – la création d’une section supplémentaire
au sein du Conseil national des Universités qui en compte déjà beaucoup
? Dans le système universitaire tel qu'il existe, il est douteux que
les tenants des différentes disciplines qui s'intéressent aux questions
pénales, mais la plupart du temps ne se reconnaissent pas dans une
quelconque « criminologie », souhaiteront abandonner une discipline
bien établie et valorisée pour se rattacher à une « discipline » en
réalité aussi nébuleuse dans ses fondements que dans son contenu. Et
les expériences étrangères montrent qu'il ne suffit pas d'enfermer tous
ceux qui s'intéressent au crime dans une même institution pour que non
seulement ils se parlent, mais en outre résolvent la question
criminelle !
Les Universités françaises doivent-elles
vraiment se fixer comme priorité la création d’une discipline
supplémentaire aux débouchés hypothétiques et à la cohérence
scientifique douteuse, développée dans le cadre de projets visant au
contrôle politique de la production de connaissances ? Nous –
chercheurs au CNRS, enseignants chercheurs à l’Université ou dans des
EPST assimilés, travaillant tout ou partie sur des sujets liés à la
question de la criminalité et de son contrôle pénal et social – pensons
que c’est une mauvaise idée, qui sert manifestement des intérêts et des
projets qui ne sont pas ceux de la communauté scientifique et qui
menacent même l’identité et l’indépendance de la recherche publique.
Mardi 13 Janvier 2009 - 19:23
Philippe Cohen
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